« Auschwitz commence quand quelqu’un regarde un abattoir et pense: ce ne sont que des animaux »
Theodor ADORNO
I l y a peu j’ai découvert les deux documentaires de Arte : « Ni dieu ni maître » qui retraçaient l’histoire de l’anarchisme. Je dois dire que ce pan entier de notre histoire m’était quasi inconnu. Mon adhésion aux valeurs humanistes se nourrit à différentes sources, mais pas à celle-là. Et pour cause mes professeurs et mes proches ne m’en ont jamais rien dit. Il a toujours subsisté autour de ce mot une odeur de poudre, une série d’évocations négatives et pas mal d’indifférence probablement alimentée par l’ignorance dans laquelle je me trouvais, moi et probablement l’immense majorité de mes contemporains.
https://www.youtube.com/watch?v=oQN_UtL0VTo
A la lumière des documentaires, j’ai été frappé par la force de ce mouvement de la fin du 19e siècle. Il s’était étendu au monde entier et a participé aux luttes sociales que menèrent les classes populaires, les exploités, les travailleurs qui étaient alors étranglés par le joug implacable de la bourgeoisie, minorité qui avait su mettre la main sur la quasi-totalité des richesses dans le Nouveau Monde et dans une bonne partie des pays européens.
Ce que j’ignorais, c’est que les anarchistes étaient aux avant-postes de ces luttes et comptaient bien plus de partisans que les communistes ou les socialistes, qu’ils avaient imaginé des moyens de lutter très efficaces : les banques du peuple, la grève générale. Ils ont aussi participé à la constitution de puissants syndicats.
A de nombreuses reprises au cours de l’histoire récente, des groupes parfois considérables de personnes ont créé des communautés autonomes inspirées par les idées libertaires de l’anarchisme.
C’est le cas de la Catalogne en 1936 : les terres ont été collectivisées, les distinctions sociales abolies, le savoir partagé, les mêmes droits ont été octroyés aux femmes, les ressources ont été redistribuées non plus aux plus méritants, mais à ceux qui en avaient le plus besoin. L’anarchie aime l’ordre et ne dédaigne pas la création d’organisations très structurées mais ce qu’elle n’accepte pas c’est l’ édification de hiérarchies qui sont à l’origine des distinctions sociales et par là-même, des inégalités. Se donner des règles, oui ! Mais seulement lorsqu’elles sont librement consenties !
Et partout, les « anars » ont été traqués et anéantis. Où qu’ils aillent, ils dérangent. Ils sont combattus par les nations capitalistes, fascistes et même communistes. C’est que les anarchistes veulent abolir l’état et la propriété. Pour eux, l’état institue et entretient les inégalités et la propriété les génèrent.
Inacceptable et subversif. C’est pourquoi lorsque certains partisans ont commencé à utiliser la violence pour riposter à la répression féroce qui s’abattait sur eux et sur les travailleurs (massacre des communards à Paris, massacre de Haymarket Square à Chicago, etc. …). Les pouvoirs en place ont instrumentalisé cette violence et créé des campagnes de propagande anti-anarchiste qui ont tellement bien fonctionné qu’aujourd’hui encore, la conscience collective se détourne avec effroi à l’évocation de ce simple mot.
Les anarchistes végétaliens
Il serait excessif de dire qu’il y ait eu beaucoup de végétaliens anarchistes mais ce modèle alimentaire connaît un certain succès auprès de nombreux partisans de la cause libertaire. Citons parmi eux, Léon Tolstoï, écrivain russe et auteur de cette citation célèbre que connaissent bien les véganes : « Tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des champs de bataille.»
En 1920, il y a également Georges Butaud et sa compagne Sophie Zaikowska qui souhaite libérer les animaux de la cruauté humaine.
«Partout où il y a une chaumière, une ferme, s’élève un lien de tourment. Les bêtes sont enchaînées nuit et jour, les boeufs, les chevaux s’exténuent sous le joug, dans les brancards le jour, la nuit on les rive au mur ! Ah elle est belle la paix des campagnes. Les poètes peuvent la chanter! Allons donc, ouvrons les yeux, arrière le mensonge! L’homme est le fléau de la terre, partout où il pose le pied il enchaîne, il emprisonne, il exploite. »
G.Butaud est déjà conscient du gaspillage de ressources qu’implique une alimentation riche en produits animaux.
« Il faut à un cheval et à une vache un hectare de terre pour vivre. Sur un hectare 3 hommes y vivraient, mais on donne à l’animal du grain, des produits de toutes sortes, et des kilos qu’il consomme il nous rend des grammes. »
Louise Michel (1830-1905), pour sa part, voit un lien entre l’oppression que subissent les animaux et celle que subissent les hommes.
Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes.
Depuis la grenouille que les paysans coupent en deux, laissant se traîner au soleil la moitié supérieure, les yeux horriblement sortis, les bras tremblants cherchant à s’enfouir sous la terre, jusqu’à l’oie dont on cloue les pattes, jusqu’au cheval qu’on fait épuiser par les sangsues ou fouiller par les cornes des taureaux, la bête subit, lamentable, le supplice infligé par l’homme. Et plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est rampant devant les hommes qui le dominent.
Plus récemment l’anarchiste Brian Dominick, explicite en 1995, dans un texte d’une grande clarté (1) les raisons pour lesquelles l’anarchisme et le véganisme sont complémentaires.
« Je suis végane, car j’ai de la compassion pour les animaux ; je les vois comme ayant une valeur qu’ont également les êtres humains. Je suis anarchiste, car j’ai la même compassion pour les êtres humains (…). En tant que radical, mon approche de la libération animale et humaine est sans compromis : la libération totale pour tous, ou rien. »
Libertaires et pionniers de l’antispécisme français
Dans son livre « L214, une voix pour les animaux » Jean-baptiste Del Almo montre que l’engagement de Brigitte Gouthière et de Sébastien Arsac, les deux fondateurs de L214 est en partie lié à la pensée libertaire.
Nos deux acolytes en tous cas ont fréquenté les milieux libertaires et avoueront avoir été influencés par les fondateurs des Cahiers Antispécistes, une revue rédigée par plusieurs militants libertaires et égalitaristes.
Pour Sébastien Arsac on peut considérer que la brochure de 68 pages « Nous ne mangeons pas d’animaux pour ne pas tuer d’animaux » éditée en auto production par Françoise Blanchon, Yves Bonnardel et Davide Olivier, les fondateurs de la revue, est le texte fondateur du mouvement antispéciste en France.
Squats , les antichambres de la contestation
Aujourd’hui, il est possible de comprendre la complémentarité de ces deux mouvements contestataires en fréquentant les squats qui fleurissent un peu partout dans nos grandes villes. Ils ne sont pas tous fréquentés pas des gens politisés, mais c’est quand même ce que l’on rencontre le plus fréquemment. Vous y trouverez des lieux de discutions qui voient se côtoyer, se mélanger des véganes, des féministes, des antifascistes, des libertaires et bien entendu certains se reconnaissent à travers toutes ces appartenances.
Souvent il est possible de repartir avec des tracts, des magazines qui défendent l’un ou l’autre point de vue. Ne vous étonnez pas si les repas communautaires qui y sont organisés sont végétariens le plus souvent ou véganes plus rarement. Car dans ces communautés une part importante des membres est sensibilisée à la cause animale, mais ce n’est pas la seule raison.
Il s’agit aussi d’être le plus autonome possible et les habitants de ces lieux « libérés » préfèrent vivre de produits récupérés, de vivre dans la simplicité. Dans ce cas-là, l’alimentation végétalienne est la plus indiquée. Elle est bon marché et vous pouvez trouver une quantité phénoménale de végétaux jetés tous les jours pas notre société de consommation.
A peu près 40% de la production de nourriture est jetée annuellement. Or s’il est dangereux de récupérer de la viande pour des raisons sanitaires évidentes, il n’en va pas de même avec les végétaux.
Convergence des luttes
Surtout les véganes et les anarchistes peuvent s’unir face à un adversaire commun que l’on peut désigner par différentes appellations, les mots capitalisme et libéralisme sont souvent employés.
Qu’est-ce à dire, de quoi parle-t-on en utilisant ces termes, et devons-nous combattre cette idéologie qui défend un modèle économique et politique bien particulier ?
D’abord, un constat : cette idéologie est dominante et se répand toujours plus au niveau mondial. Elle imprègne les esprits massivement depuis que le mur de Berlin est tombé et que l’opposition entre libéralisme et communisme a pris fin par la victoire écrasante de la vision du monde américaine. Aujourd’hui l’immense majorité des médias, des écoles, des universités, des décideurs politiques, des dirigeants d’entreprise utilise cette idéologie comme grille d’analyse pour comprendre le monde et décider des actions à entreprendre pour l’avenir.
Pour expliquer simplement en quoi elle consiste, on pourrait dire qu’il s’agit surtout d’une approche économique. En gros elle nous dit que pour qu’une société soit prospère, il faut qu’elle génère toujours plus de richesses afin de permettre à la majorité de ses membres, voire à tous ses membres, de pouvoir vivre avec le nécessaire et surtout avec le superflu.
Comment créer toujours plus de richesses ? Il faut pour cela utiliser tous les moyens pour fabriquer des objets ou des services désirables, il faut aussi créer le besoin de les acquérir.
La loi générale de ce système est connue : plus un bien est désirable et rare, plus les gens qui veulent l’acquérir sont nombreux, plus ce bien sera cher. L’augmentation de la valeur du bien est similaire à l’augmentation correspondante de la richesse de l’économie concernée.
EX: Si vous trouvez par hasard un nouveau type de métal très rare en vous promenant à la campagne, que vous le vendez sur eBay au plus offrant, que quelqu’un vous en offre 50.000 euros, voilà la richesse de votre pays qui augmente d’autant.
Le hic, c’est qu’il ne suffit pas de maintenir l’économie à flot, il faut toujours produire plus à cause de l’augmentation de la productivité due à l’inventivité humaine qui s’ingénie à trouver des moyens de produire plus et à moindre coût (nouvelles machines , délocalisation des usines dans des pays où la main-d’œuvre est bon marché ). L’augmentation de la productivité c’est bien pour les actionnaires mais pas pour les travailleurs, car bien entendu les machines remplacent les humains. Si on veut conserver de l’emploi, il faut donc produire encore plus, un cercle vicieux !
Un autre problème c’est que pour produire plus, il faut que les gens consomment plus. C’est évident : si on arrête d’acheter tous ces biens et services, l’économie se grippe et plonge. Consommer toujours plus c’est créer un paquet de déchets ce qui ne devrait pas plaire aux véganes, car les victimes animales de ces pollutions sont légions.
Ce système crée des inégalités terribles entre riches et pauvres ce qui n’est évidemment pas au goût, non plus, des anarchistes pour des raisons évidentes.
Pourquoi les véganes devraient rejoindre les anarchistes afin de lutter contre le libéralisme
C’est facile à comprendre et pour deux raisons.
Premièrement, nous constatons que tous les pays du monde veulent la même chose, créer de la richesse. Pour cela il faut classiquement que la croissance économique augmente au moins de 3 %, avec une telle croissance on double la production d’un pays en un peu plus de 20 ans. Donc on vit dans un monde qui veut doubler sa consommation et sa production tous les 20 ans !
Cela implique qu’il faille alors doubler la consommation d’énergie (bonjour le climat !), doubler l’utilisation de terres qui sont souvent à la base de la production (caoutchoucs, cotons, soya, mine d’aluminium). Cela implique d’étendre la zone d’influence de notre espèce et on sait que cela implique : pollution, dégradation des terres, chute de la biodiversité.
Qui sont les perdants ? Les hommes bien entendus et les générations à venir, mais songeons au massacre de la faune sauvage ! C’est bien simple, le WWF a annoncé en 2017 que le nombre d’animaux sauvages a diminué de 50% en 40 ans.
Donc les véganes du monde entier devraient se battre au côté des anarchistes contre ce massacre d’animaux lié à notre volonté de vivre toujours plus dans le confort, de consommer toujours plus.
Deuxièmement, il faut comprendre que pour ce genre de système économique, il est absolument essentiel que les humains continuent à manger beaucoup de produits animaux.
En effet c’est le meilleur des systèmes possibles pour remplir les poches des producteurs et donc contribuer à augmenter la richesse matérielle du pays.
Pour faire un kilo de viande, il faut 10 kilos de végétaux (à peu près) afin d’apporter l’énergie, les nutriments, les protéines nécessaires à l’animal pour croître et fabriquer du muscle (lisez viande).
Donc il faudra utiliser des engrais, des pesticides, des semences généralement OGM pour faire pousser ces végétaux (l’agriculture intensive est la base de la production de viande, une catastrophe pour la nature !). Il faudra transformer ces végétaux, utiliser l’énergie de machines agricoles (énergie fossile), les conditionner, les transporter.
Les animaux consommeront ces aliments, mais aussi des médicaments, il faudra aussi chauffer l’étable ou le hangar, l’éclairer dans certains cas. Après il faut transporter les animaux à l’abattoir, les découper, conditionner la viande, maintenir la chaîne du froid grâce à de gigantesques chambres froides. C’est magnifique pour le business !
Et si l’on veut être cynique, on peut ajouter que cette viande bon marché (parce que subventionnée et parce que les dégâts environnementaux sont pris en charge par les contribuables), va influencer la demande. Ce n’est pas cher donc on peut en manger plus !
Et là, ce sont les fabricants de médicaments qui se frottent les mains. Des patients en mauvaise santé qu’on maintient en vie longtemps en les rendant accrocs à des produits qui doivent être pris tout au long de l’existence. Voilà le rêve de Big Pharma et ce monde est le nôtre.
On le sait maintenant : les pays grands consommateurs de produits animaux sont les pays les plus frappés par l’épidémie de maladies chroniques qui décime les pays de l’OCDE.
Les véganes devraient donc aussi se battre contre le libéralisme car la logique libérale est favorable à l’exploitation des animaux ; un marché extrêmement juteux qui représente jusqu’à 75 % de la part des revenus des agriculteurs européens.
Pourquoi les anarchistes, et les féministes devraient rejoindre les véganes dans leur lutte
La domestication des animaux a fourni le modèle et l’inspiration de l’esclavage et des gouvernements tyranniques. Charles Taylor, un historien américain montre que très souvent dans l’histoire les oppresseurs ont rabaissé des groupes humains en les comparants à des animaux.
Les nazis qualifiaient les juifs de rats, de vermine. Dans l’antiquité, les esclaves sont considérés comme du bétail et marqués au fer, les maîtres ont sur eux tous les droits. Lors de la colonisation de l’Amérique, les populations indiennes étaient aussi considérées comme appartenant à des races inférieures plus proches de l’animalité et donc corvéables et exploitables.
Les anarchistes luttent contre toute forme de hiérarchisation. Ne devraient-ils pas être sensibilisés à celle-là qui est au fondement de toute injustice ? Dans les représentations culturelles qui nous sont transmises se trouvent des préjugés qui nous font associer société traditionnelle et société primitive. On fait souvent le rapprochement entre le « sauvage » et l’animal et dans la mesure où l’animal est traité comme une chose, un bien que l’on peut posséder, un être dont la vie appartient à celui qui sait s’en emparer.
Peut-on alors s’étonner que l’homme continue, aujourd’hui plus que jamais, d’exploiter d’autres hommes ? S’il est permis d’exploiter la bête, ne nous privons-nous pas d’un garde-fou indispensable ? Si nous considérons que l’homme blanc « civilisé » devrait occuper le sommet de l’arbre évolutif, que devient alors la femme noire non « civilisée » ?
L’histoire montre qu’une des justifications de la relégation des femmes au second rôle provient du fait qu’elles étaient considérées comme appartenant à un ordre différent. Parce qu’en elles, notre nature animale se manifeste plus visiblement. Nous sommes après tout des mammifères, un mot dérivé du mot mamelle.
Ces différences morphologiques et physiologiques ont très souvent été le prétexte invoqué pour inférioriser les femmes et c’est bien parce qu’elles ne peuvent pas aller aussi loin que les mâles dans le déni de leur animalité qu’elles doivent consentir à jouer des rôles subalternes.
Cachons cet animal que nous sommes et que nous ne voulons pas voir, un enfouissement nécessaire si nous voulons continuer à croire en un destin imaginaire à la hauteur de nos tendances narcissiques.
Qu’on cesse de mépriser les animaux, qu’on cesse de hiérarchiser les êtres ! Voilà peut-être la condition de possibilité de l’avènement d’un monde débarrassé de ces croyances rétrogrades qui sont au fondement de bon nombre d’injustices.
C’est pourquoi les anarchistes ne doivent pas seulement se méfier des conditionnements en eux qui les font être nécessairement sexistes, racistes, âgistes. Mais ils doivent également être vigilants aux idées spécistes qui sont tapies profondément dans la conscience collective. La libération passe également par la reconnaissance de notre animalité et la création de liens authentiquement fraternels avec d’autres espèces.
F.Derzelle
Philosophe
1 ) Animal Libération and Social Revolution
http://veganrevolution.free.fr/documents/revolutionsociale.html